Les jeux sont-ils des systèmes complexes ?

Depuis plusieurs années, j’ai la délicate tâche d’expliquer à mes élèves ce qu’est un système, pourquoi les jeux sont considérés comme des systèmes, et quelles sont les implications sur le design.

À chaque fois, de nombreuses questions sont soulevées, la plus épineuse restant celle-ci : lorsque l’on considère les éléments composant un système de jeu, faut-il prendre en compte uniquement les règles ou faut-il prendre aussi prendre en compte les pièces du jeu, voire les joueurs ?

Je reconnais que j’ai pendant longtemps tenté d’apporter une réponse réellement satisfaisante à cette question, et l’ironie est que les premiers éléments de réponse me sont tombés dessus sans crier gare…

Ainsi, à travers cet article, je souhaite partager ma perception actuelle sur le sujet (en prenant pour exemple le jeu de société) ainsi qu’en explorer les implications.

Par ailleurs, je précise que le contenu est assez technique et qu’il est souhaitable d’avoir une bonne compréhension de ce qu’est la conception de jeu pour suivre certains passages.

1 / Les systèmes

Comprendre ce qu’est un système n’est pas difficile en soi : contrairement à une simple “collection” d’éléments, un système est un ensemble cohérent d’éléments en relation les uns avec les autres (c’est sa structure) et qui interagissent les uns avec les autres voire les uns sur les autres (c’est son fonctionnement). Un système possède une finalité (c’est son objectif ou sa raison d’être) ainsi qu’une limite qui le distingue de son environnement (c’est sa frontière).

Pour aider les élèves à faire la différence entre une simple “collection” et un système, je les invite à imaginer un sac contenant toutes les pièces d’une montre démontée.
Tant que ces pièces restent en vrac dans le sac, elles sont simplement une “collection” d’objets et ne constituent pas un système. Toutefois, entre les mains expertes d’un horloger, ces pièces peuvent être assemblées pour former un nouvel objet, une montre, qui est un système périodique, dont l’objectif est de donner l’heure.

Toutefois, l’exemple de la montre comme système possède deux limites :

  • d’une part tous les systèmes ne sont pas périodiques ; il existe aussi des systèmes statiques, des systèmes chaotiques et – plus intéressant pour nous – des systèmes dits complexes
  • d’autre part tous les systèmes ne sont pas conçus par quelqu’un ; il existe aussi des systèmes qui peuvent émerger sans intervention extérieure, notamment dans le domaine du vivant

Un exemple usuel de système complexe dans le domaine du vivant est celui du banc de poisson. Un banc de poisson n’est pas une formation commandée par un seul poisson, mais un système qui émerge de l’interaction locale entre tous les poissons ; chaque poisson se déplaçant en suivant une série de règles simples. En tant que système complexe, le comportement du banc de poisson se situe ainsi “entre le prévisible et l’imprévisible”.

À ce stade, le virage un peu difficile à négocier est de faire le pont entre la compréhension de ce qu’est un système en général, un système complexe en particulier, et leur application au domaine du jeu.

2 / Le jeu comme système de règles

À mon sens, le meilleur point de départ est de considérer le jeu non pas sous sa forme actualisée, dynamique et expressive (une partie) mais sous sa forme potentielle, statique et descriptive (une règle).

Tous les jeux possèdent une règle, et cette règle sert à décrire les procédures que les joueurs doivent suivre afin de faire une partie, de sa mise en place à sa résolution.

Une règle de jeu peut ainsi être vue comme une forme d’encodage efficiente, transmissible et universelle qui définit un espace des possibles contenant toutes les parties potentielles d’un jeu ; dont les joueurs exploreront une possibilité différente à chaque partie.

Une analogie peut être faite entre une règle de jeu et une partition de musique, en ce sens que toutes les deux encodent de façon efficiente, transmissible et universelle soit l’espace des possibles d’une partie, soit une musique.

L’analogie peut se poursuivre en soulignant le fait que :

  • la règle et la partition demandent toutes deux l’intervention d’au moins un “interprète” (un joueur ou un musicien) pour que la partie ou la musique “existe”
  • la forme statique et descriptive de la règle ou de la partition ne présume pas de la façon dont la partie ou la musique sera “jouée” – quelle en sera la forme dynamique et expressive
  • une partie de jeu ou une musique se déroulent dans le temps, avec un début, un milieu et une fin

Mais l’analogie s’arrête au fait que, par nature, le déroulement d’une partie de jeu est imprévisible et l’issue incertaine.

Ceci étant posé, en quoi peut-on dire qu’une règle de jeu – entendue comme l’ensemble des règles d’un jeu – est un système ?

Faisons la revue :

  • Éléments : les différentes règles sont bien les éléments composant le système
  • Structure : les règles ne sont pas énoncées pêle-mêle au petit bonheur la chance, mais structurées de façon logique, de la mise en place à la résolution, en détaillant le déroulement d’un tour de jeu
  • Relation et interaction : les règles ne sont pas choisies ou conçues au hasard, mais de manière à se répondre les unes les autres
  • Objectif : la règle a pour objectif de permettre à n’importe qui de jouer une partie du jeu

Le seul aspect pour lequel la règle pourrait ne pas satisfaire complètement la définition d’un système est le fonctionnement. En effet, en tant que telle la règle est inerte et appelle l’intervention d’au moins un joueur. Ce qui nous ramène à la question initiale : faut-il prendre en compte le joueur (et les pièces de jeu) dans les limites du système ?

Pour ma part – et c’est l’objet de cet article – je préfère explorer cette question en faisant d’une part une distinction formelle entre la règle d’un jeu et une partie de ce jeu ; et d’autre part en proposant l’hypothèse suivante : la règle d’un jeu est un système permettant l’émergence d’un système complexe, appelé “partie”, composé de deux sous-systèmes – potentiellement complexes – en interaction ; celui composé des joueurs et celui composé des pièces de jeu.

3 / Une partie de jeu comme système complexe ?

Nous avons vu que les systèmes complexes émergent de l’interaction locale entre les agents (ou éléments du système), selon des règles simples. En plus de cela, les propriétés et les comportements d’un système complexe sont eux-même différents des propriétés et des comportements des agents (ou éléments du système).

Revenons à notre banc de poisson pour mieux comprendre.

Prenez chaque poisson individuellement, en isolation des autres. Chaque poisson possède des propriétés et un comportement autonome qui tient compte de son environnement.

Si vous placez les poissons à proximité les uns des autres (vous les mettez en relation) alors le comportement de chaque poisson sera maintenant influencé par les autres poissons, en suivant des règles simples d’attraction et d’alignement.

Le banc de poissons émerge ainsi de la synergie de tous les comportements locaux, eux-même résultants de règles simples, issues de l’évolution. Parce que la nature est bien faite, le banc peut à son tour être décrit par un ensemble de propriétés et comportements, bien différents de ceux de chaque poisson.

Revenons au jeu et à notre hypothèse : la règle d’un jeu est un système permettant l’émergence d’un système complexe, appelé “partie”, composé de deux sous-systèmes – potentiellement complexes – en interaction : celui composé des joueurs et celui composé des pièces de jeu.

Si l’objectif d’une règle de jeu est de permettre à un joueur de jouer à une partie ; quel pourrait être l’objectif d’une partie ?

Outre la réponse spontanée “se divertir / s’amuser” qui est bien entendu valide ; à mon sens l’objectif d’une partie est pluriel :

  • offrir à chaque joueur, à chaque tour de jeu, un challenge intéressant à surmonter (en sollicitant des compétences physiques, cognitives, sociales voire émotionnelles)
  • permettre à chaque joueur d’explorer l’espace des possibles en essayant d’atteindre la condition de victoire
  • permettre à chaque joueur d’apprendre à “bien jouer”, en s’appuyant d’une part sur un apprentissage par renforcement (récompenses des agents) ; et d’autre part sur un apprentissage par adversité (compétition entre les agents)

3.1 / Le système composé des joueurs

Si l’on considère un groupe de joueurs participants à une partie de jeu, il est possible, à mon sens, de voir ce groupe comme un système complexe dont les agents seraient les joueurs qui interagissent localement entre eux en suivant des règles communes et explicites.

La particularité intéressante d’un groupe de joueurs est que :

  • les joueurs décident où et quand le groupe entrera dans la partie
  • chaque joueur oeuvre pour atteindre un objectif (synonyme de condition de victoire), en surmontant un challenge propre au jeu ; voire un objectif personnel non lié au jeu
  • les joueurs prennent des décisions en fonction de l’information qu’ils ont sur l’état du jeu, de leur capacité d’action, des ressources à leur disposition ; et parfois de leur agenda personnel
  • les décisions des joueurs auront nécessairement des conséquences sur l’état du jeu et donc sur les décisions des autres joueurs
  • les joueurs peuvent être en compétition (relation de concurrence « destructrice ») ou en coopération (relation de synergie « créatrice »)

Dans un premier temps, il me paraît important de considérer le cas où il n’y a pas de pièces de jeu pour médiatiser l’interaction entre les joueurs.

Un exemple de groupe de joueurs comme système complexe pourrait être celui d’une murder party. En effet, hormis les costumes et les accessoires, l’essentiel de la progression dans la partie se réalise par l’interaction directe entre les joueurs ; la mise en place, le déroulement et la résolution étant supervisée par un ou plusieurs maîtres de jeu.

Un jeu comme Mafia pourrait aussi être un bon exemple.

Ainsi, il est possible de dire que l’un des objectifs d’une règle de jeu serait de favoriser la formation du groupe de joueurs en tant que système complexe, dont le comportement (dans son ensemble) résulterait de l’interaction locale entre les joueurs, chacun essayant d’atteindre un objectif (condition de victoire) avant les autres, tout en empêchant les autres joueurs d’atteindre le leur.

En conséquence, une question que pourrait se poser un game designer serait : comment concevoir les règles de telle manière à favoriser une certaine dynamique de groupe ? Ou de façon plus détaillée, en considérant chaque joueur comme un agent : quelles seraient les relations possibles entre les joueurs, les interactions autorisées, ainsi que les actions à leur disposition ? [ En considérant qu’il n’y a pas d’interaction médiatisée par des pièces de jeu ]

Si l’on considère que les joueurs n’ont besoin que de la règle du jeu pour jouer, sans utiliser de pièces de jeu, la réflexion pourrait s’arrêter ici. Cependant, la réalité est différente :

  • d’une part la grande majorité des jeux utilisent des pièces, qui peuvent être matérielles dans le cas du jeu de société, ou immatérielles dans le cas du jeu vidéo
  • d’autre part la grande majorité des jeux vidéos sont des jeux “solo” qui sont conçus pour n’être joués que par un seul joueur (et donc il n’y a pas d’interaction avec d’autres joueurs)

Ce double constat nous conduit inévitablement à étudier le système composé des pièces de jeu.

3.2 / Le système composé des pièces du jeu

Si l’on considère les pièces de jeu nécessaires à la réalisation d’une partie de jeu, il est possible de formuler une première hypothèse : les pièces de jeu constituent les éléments d’un système potentiellement complexe, qui sera mis en place, “co-développé” et “co-dirigé” jusqu’à son terme par les joueurs pendant la partie.

L’exemple qui me paraît le plus parlant pour illustrer la transformation d’une “collection” de pièces de jeu en un véritable système est le Go.
En effet, au début de la partie chaque joueur dispose d’une réserve de pierres qui sont une simple “collection”.
Au fur et à mesure de la partie, l’un après l’autre, chaque joueur pose une de ses pierres sur le plateau, en la connectant aux pierres déjà en jeu, en vue de créer – ou prévenir l’adversaire de créer – un nouvel objet conceptuel spécifique au jeu, le territoire, qui permet de marquer des points et remporter la partie.

Ce qui me paraît important à souligner dans cet exemple est que les joueurs ne placent pas leurs pierres au hasard, mais de façon à créer des relations significatives entre elles, dont la nature et la valeur sont définies par la règle du jeu.

De plus, les états antérieurs du jeu influencent les états futurs, les joueurs étant à même d’anticiper les coups de l’adversaire et ainsi éviter de leur offrir des opportunités de victoire.

Enfin, l’issue de la partie (que l’on peut voir comme l’aboutissement de l’évolution du système) reste incertaine pendant toute la partie, et le système oscille en permanence entre la victoire d’un joueur ou sa défaite – ce qui fait, d’ailleurs, tout le sel d’un jeu !

Le Scrabble est un autre exemple parlant pour illustrer la transformation d’une “collection” d’éléments en un système complexe.
À chaque tour de jeu, chaque joueur dispose d’une simple collection de lettres, qui possèdent chacune une valeur potentielle. Cette valeur n’est transformée en points de score que lorsque le joueur associe ses lettres entre elles et avec d’autres lettres présentes sur le plateau afin de créer un objet conceptuel spécifique au jeu : le mot. De plus, la structure du plateau influence le choix entre les mots potentiels car leur position sur le plateau peut augmenter le score de façon significative.

Là aussi, seule la mise en relation significative des lettres entre elles (le mot) permet de marquer des points ; et mise en relation significative du mot avec le plateau permet de maximiser ses points.

Toutefois, est-ce que le principe se limite aux jeux de plateau ou bien peut s’étendre aux jeux qui ne sont pas des jeux de plateau ?

Prenons un jeu très différent comme Dominion.
Ici, les joueurs n’ajoutent pas leurs pièces de jeu à un système commun comme c’est le cas dans le Go, mais chaque joueur va puiser dans une réserve commune composée de 10 paquets de cartes avec des règles différentes (chaque paquet contenant 10 cartes similaires) afin d’ajouter ces cartes à son paquet.
Le paquet de chaque joueur devient ainsi un système conçu par son propriétaire, en vue d’acquérir en fin de partie des cartes donnant des points de victoire – le terme courant utilisé par les joueurs étant “moteur de victoire”.

Un aspect intéressant d’un moteur de victoire est qu’il s’agit d’un système conçu pour être périodique et prévisible, mais dont le comportement est complexe à cause de l’influence du hasard et des autres joueurs.

De façon intéressante, Magic The Gathering demande aux joueurs de constituer leur paquet avant la partie à partir de leur collection (sachant qu’il existe environ 15000 cartes différentes). Le système qui est mis en place, développé et mené à son terme par les joueurs pendant la partie est constitué des cartes des deux paquets.

En conséquence, une question que pourrait se poser un game designer serait : comment concevoir les règles de telle manière à favoriser une certaine dynamique entre les pièces de jeu ? Ou de façon plus détaillée, en considérant chaque pièce de jeu comme un élément : quelles seraient les relations possibles entre les pièces de jeu et les interactions significatives entre elles dans le contexte du jeu ?

3.3 / Le système composé des joueurs et des pièces de jeu

Schéma des systèmes Règle vers Partie (joueurs et pièces)Le schéma ci-contre représente la relation entre la règle et la partie telle que présentée dans l’article ; ainsi qu’une première hypothèse de structure et de relation entre les constituants d’une partie (le groupe de joueurs et les pièces de jeu).

Notez que la nature de l’interaction entre les joueurs est plutôt d’ordre dialectique, alors que la nature de l’interaction entre les pièces de jeu est plutôt d’ordre mécanique.

Ainsi, il y a deux niveaux à considérer :

  • L’état et la dynamique interne à chaque système, basée sur la relation et l’interaction entre les éléments du système (flèches fines)
  • L’influence que l’état ou la dynamique d’un système peut avoir sur l’état ou la dynamique d’un autre système (flèches épaisses)

En conséquence, deux questions que pourrait se poser un game designer seraient :

  • quelle est l’influence du système composé des joueurs sur la dynamique du système composé des pièces de jeu ?
  • quelle est l’influence du système composé des pièces de jeu sur la dynamique du système composé des joueurs ?

Schéma spectre influence joueurs et pièces de jeuLes éléments de réponse peuvent être donnés en positionnant les jeux dans un espace en deux dimensions, avec un axe mesurant l’influence des pièces de jeu sur la dynamique des joueurs ; et un autre axe mesurant l’influence des joueurs sur la dynamique des pièces de jeu.

Ainsi, dans des jeux comme Dominion ou Go il y a une forte influence des joueurs sur la dynamique des pièces et une faible influence des pièces sur la dynamique des joueurs.

A l’opposé, dans des jeux comme Les Loups-Garous de Thiercelieux ou Time’s Up il y a une forte influence des pièces de jeu sur la dynamique des joueurs et une faible influence des joueurs sur la dynamique des pièces de jeu.

Enfin, dans des jeux comme Hanabi ou Diplomatie il y a à la fois une forte influence des joueurs sur la dynamique des pièces de jeu et une forte influence des pièces de jeu sur la dynamique des joueurs – ceci étant généralement le cas avec les jeux de coopération, très dialectiques.

Théoriquement, il pourrait exister des jeux dans le dernier quadrant (faible influence des joueurs sur la dynamique des pièces de jeu et faible influence des pièces de jeu sur la dynamique des joueurs) mais ceux-ci auraient a priori peu d’intérêt sur le plan ludique…

Toutefois, la simple observation des jeux existants nous force à considérer que les relations entre les joueurs et les pièces puissent ne pas être aussi “distinctes” les unes des autres.

Schéma d'un système combinant joueur et piècesLe schéma ci-contre présente une deuxième hypothèse de structure de la partie comme système complexe, qui d’une part distingue les pièces de jeu d’un joueur dans l’espace privé et dans l’espace commun ; et d’autre part souligne l’existence ou non de relations / interactions significatives entre les pièces de jeu.

Il n’y a pour l’instant que deux joueurs, mais la structure peut bien entendu accueillir autant de joueurs que nécessaires.

Si les joueurs étaient regroupés en équipe, il faudrait créer un nouveau système avec une distinction entre les pièces de jeu propres à chaque joueur (espace privé), celles propres à l’équipe (espace privilégié) et celles propres à tous les joueurs (espace public).

Ce qui me paraît intéressant dans ce nouveau schéma c’est qu’il permet de représenter de manière abstraite la structure systémique de certains jeux.

Schéma d'exemples de jeuxL’illustration ci-contre présente la différence de structure systémique entre le Go et Dominion (pourtant identifiés précédemment comme possédant une forte influence du groupe de joueurs sur la dynamique des pièces de jeu).

En effet dans le Go la main du joueur est composée d’une collection qui sert à développer le système situé au centre de la table ; alors que dans Dominion, la main de chaque joueur est un système qui est développé à partir d’une collection placée au centre de la table.

Si l’on devait tenter une représentation de Diplomatie, les joueurs n’auraient pas de main car il n’y a qu’un espace de jeu commun et l’interaction dialectique devrait être nécessairement ajoutée en plus de l’interaction mécanique. Il en va de même pour Hanabi, sachant que chaque joueur possède une main !

Enfin, si l’on devait tenter une représentation de Time’s Up il faudrait cette fois-ci considérer plusieurs équipes et l’interaction dialectique entre les membres d’une équipe serait centrale (les pièces de jeu n’ayant qu’une influence mécanique sur le joueur actif). Dans le cas des Loups-Garous de Thiercelieux, il faudrait ajouter un maître de jeu…

4 / Conclusion

Notre question initiale était : lorsque l’on considère les éléments composant un système de jeu, faut-il prendre en compte uniquement les règles ou faut-il prendre aussi prendre en compte les pièces du jeu, voire les joueurs ?

À mon sens, dès que l’on parle du jeu sous sa forme dynamique (une partie) il est essentiel d’inclure les joueurs (agents) et les pièces de jeu (éléments).

Une partie peut être ainsi vue comme un système complexe, dans lequel plusieurs joueurs ont un objectif à atteindre et sont en relation de compétition ou de coopération selon la nature de leur objectif.

Les joueurs interagissent entre eux en suivant un ensemble de règles clairement établies, et cette interaction peut se faire sans les pièces de jeu (interaction de nature dialectique) ou avec les pièces de jeu (interaction de nature mécanique).

Pour une majorité de jeux de société, les joueurs ne peuvent atteindre leur objectif qu’à travers la “maîtrise” d’au moins un autre système, plus ou moins complexe, composé uniquement des pièces de jeu, que ce soit dans sa constitution ou son évolution.

Ces systèmes pourront être soit communs à tous les joueurs (comme dans le Go), propres à chaque joueur (comme dans Dominion), définis par les règles de portée (comme dans 7 Wonders) ou tout autre forme définie par les règles du jeu.

Au moment de conclure cet article, il me paraît essentiel de souligner que la dimension systémique n’apparaît que lorsqu’il y a une relation ou une interaction significative entre les joueurs, entre les pièces de jeu, ou entre les deux ; et bien souvent, les points de score récompensent les joueurs pour avoir “réussi” une relation ou une interaction significative entre les pièces de jeu ou avec d’autres joueurs dans le contexte du jeu.

5 / Prolongements et questions ouvertes

Lors de la rédaction de cet article, plusieurs éléments intéressants ont émergé, et aussi des questions stimulantes qui appellent aussi potentiellement une réponse.

5.1 / La question de l’information

Le modèle actuel ne prend pas en compte la dimension de l’information accessible aux joueurs, alors que c’est – à mon avis – une des dimensions qui a le plus d’impact sur la dynamique d’une partie car elle influence la prise de décision des joueurs.

Ainsi à l’avenir, il faudrait au minimum représenter ce qui est de l’ordre de l’information publique, privilégiée et privée.

5.2 / La transformation des ressources en points de victoire

La chose qui m’avait frappé (et aussi incité à rédiger cet article) est que la production des points de victoire dans les jeux peut reposer soit sur un seul type de ressource (comme beaucoup de jeux “classiques”), soit sur plusieurs types de ressources (comme beaucoup de jeux “modernes”).

Ainsi des jeux comme Les Colons de Catane ou Les Aventuriers du Rail reposent sur deux types de ressources : d’une part un “flux” de ressources (en quantité illimitée) qui ne permet par se scorer mais permet la mise en jeu d’un “stock” de ressources (en quantité limitée) permettant lui, de scorer.

Je pense que cette question mérite d’être creusée et justifie un article à elle seule, en particulier sur la relation entre les différents types de ressources et les différents circuits de “transformation” de ces ressources en d’autres ressources ; et la complexité du jeu à la fois en terme de courbe d’apprentissage et d’attrait pour un public expert versus un public occasionnel.

5.3 / Compétition pour les ressources et pression évolutionniste

Dans quelle mesure est-ce que jouer à un jeu reproduirait le processus d’évolution darwinienne où les individus (joueurs) seraient en compétition pour des ressources assurant leur survie (condition de victoire) ; et que seul le plus adapté à son environnement (règles du jeu et progression de la partie) pourrait gagner ?

5.4 / Et le jeu vidéo dans tout ça ?

Si le modèle paraît assez robuste dans le contexte d’un jeu de société, il est évidemment soumis à rude épreuve dans le contexte d’un jeu vidéo.

En effet, dans le cas d’un jeu “solo” il n’est pas possible de considérer un système composé de joueurs et il n’y a donc pas d’interaction de nature dialectique ; alors que dans le cas d’une compétition d’e-sport entre deux équipes il y a beaucoup à dire sur le rôle du coach, les frontières entre les équipes et la nature de l’information pouvant circuler d’une équipe à l’autre !

Enfin, contrairement au jeu de société où le joueur manipule les pièces et opère les mécanismes ; dans le cas d’un jeu vidéo, c’est le jeu qui manipule les pièces et opère les mécanismes – de façon autonome ou sur l’ordre du joueur. Faut-il modifier le modèle pour en tenir compte ?

Remerciements

Je tiens à remercier Simon Chatelus, Robin Nicolet, François Place et Rémi Salomon pour la relecture, la mise à l’épreuve des idées ainsi que les suggestions pertinentes.

2 réflexions sur « Les jeux sont-ils des systèmes complexes ? »

  1. Très intéressant ! J’ai beaucoup mieux compris certains concepts grâce aux trés bon exemples !
    J’ai juste de petites questions :
    Peut-on considérer le temps comme une pièce de jeu ? Est-ce que des minutes peuvent être considérées comme collection et basculer sous forme de système avec l’aide de règles adéquates?
    Quand pensez-vous ?

    • Bonjour Mathias et merci de votre appréciation 🙂
      Concernant le temps comme « pièce de jeu », je dirai en première approche que le temps est plutôt une « ressource » qui peut être matérialisée par exemple par un sablier, un compteur ou autre.
      Si un minute peut être considérée comme une collection (de secondes), si l’on souhaite que ces « secondes » fassent partie du système en tant qu’éléments et non ressource, il faudrait que le joueur crée ou utilise des relations / interactions pertinentes entre ces « secondes » – selon les règles par le jeu bien entendu.
      Là tout de suite je n’ai pas d’exemples en tête où le temps a été utilisé comme élément d’un système et non comme ressource.

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