La méthode lean au service du game design

En parcourant le blog What Games Are de Tadhg Kelly, j’ai eu le plaisir d’y lire un article en relation avec l’innovation, intitulé There is no secret sauce. Dans cet article, l’auteur critique la suggestion faite par l’investisseur Phil Harrison à l’industrie du jeu vidéo de développer ses jeux comme des produits innovants, en suivant la méthode lean issues du monde des startups.

Etant famililer à la fois de l’univers de la jeune entreprise innovante et de la conception de jeux, j’ai été séduit par la formule « lean vs clean » (maigre vs propre), qui non seulement sonne particulièrement bien en anglais mais présente deux perspectives très différentes.

Toutefois, avec le recul, la comparaison entre la pratique du game design et celle du développement de produits innovants – laissé à l’arrière-plan par Kelly – met aussi en lumière des similarités intéressantes. Revenons tout d’abord sur l’article…

 » There is no secret sauce « 

L’argument principal de Phil Harrison est qu’en suivant la méthode lean, les éditeurs et développeurs de jeux vidéos n’auraient plus à supporter entièrement le développement d’un jeu pour découvrir, après sa sortie, s’il a un intérêt ou non pour le marché…

Ainsi, il les invite à publier très tôt et très souvent des versions incomplètes appelées minimal viable products (produit minimal viable) destinées à tester les hypothèses les plus risquées du jeu. Il les invite aussi à pratiquer le split test (test comparatif simultané) des éléments du jeu et à utiliser des métriques spécifiques pour déterminer lesquels conserver – tout ceci dans le but d’identifier la secret sauce (ingrédient secret) qui fera le succès du jeu et par extension la richesse du studio…

Pour mémoire, l’ingrédient secret a plusieurs qualités : il est désiré par les clients, il est difficile à copier mais il est facile à fabriquer. Ainsi l’application de la démarche lean au développement de jeu devrait se traduire (a priori) par les essais successifs de différents ingrédients jusqu’à trouver le bon.

Le principal défaut, mis en lumière par Kelly, est que l’ingrédient secret d’un jeu ne repose pas uniquement sur ses mécaniques, mais aussi sur sa marketing story – son récit marketing. (L’idée de marketing story est centrale dans la pensée de Kelly et je vous invite à lire entre autres l’article You Need A Marketing Story).

Ainsi, selon l’auteur, c’est l’histoire du jeu qui attire le joueur et celle du studio qui attire l’investisseur ; à condition que cette histoire soit authentique et le produit de qualité ! Le fait qu’une histoire se construit au fil du temps, alors que la méthode lean se focalise sur la rapidité, permet d’appuyer le propos de l’auteur.

L’argument qui suit, est que l’industrie du jeu n’est pas motivée par la résolution de problèmes, contrairement aux startups. Cette industrie est composée d’artisans, qui publient les jeux une fois qu’ils sont prêts. Cette assertion est aussi valable pour l’industrie culturelle en général, qui est un industrie d’offre et non de demande. Ainsi, les sociétés artisanales n’auraient pas de process difficiles à répliquer, mais des personnes difficiles à répliquer.

Enfin, l’auteur reconnait une certaine valeur au développement lean mais revient sur le danger d’en appliquer trop formellement les principes en prenant l’exemple du remplacement soudain d’une mécanique de jeu par une autre, qui outre la nécessaire frustration pour le joueur, peut changer complètement la dynamique du jeu.

Kelly conclue qu’il est plus pertinent de parler du développement d’un jeu en terme de clean et non lean ; et que l’objectif du game designer est de créer une dynamique de jeu élégante qui puisse divertir nombre de joueurs… j’ajouterai « avant qu’il soit publié ».

Bien que toujours séduit par la l’idée du lean vs clean, cet article a de fait ouvert une réflexion personnelle, que j’aimerai partager.

Avant toute chose, je précise qu’en parallèle de mon activité de game designer, j’ai participé au développement de produits innovants, notamment le logiciel SoundChaser, premier détecteur à chauve-souris pour tablette tactile. Ainsi j’ai eu l’opportunité de mettre en oeuvre la méthode lean.  [ Des informations complémentaires sur le mouvement lean sont consultables en fin d’article ]

Afin de faciliter la compréhension, je compare d’abord sur les produits innovants et les produits ludiques, ensuite je compare le développement de ces produits, et enfin je revisite l’expression lean vs clean.

Qu’est-ce qu’un produit innovant ?

Le produit innovant se distingue du produit usuel en cela qu’il a pour vocation de résoudre un problème, ou répondre à un besoin, de manière différente. Si le problème est épineux ou si le besoin est critique, les chances de succès du produit innovant sont plus grandes. (Je simplifie).

Du point de vue de l’utilisateur, l’existence du produit innovant lui permet d’atteindre son objectif de manière radicalement plus sûre, plus rapide, plus aisée ou moins coûteuse – à tel point qu’il ne peut plus s’en passer. Pensez un instant au téléphone portable ! 

Comme l’entreprise innovante dispose souvent de peu de moyens et fait face à de nombreuses incertitudes, la méthode lean présente un réel intérêt car elle évite de gâcher des ressources en créant quelquechose que le marché ne veut pas.

Ainsi, elle permet en premier de valider quel est le problème le plus important à résoudre, ainsi que la solution la plus adaptée (on parle d’adéquation solution / problème). Elle permet ensuite de valider quel est le produit à développer, ainsi que le marché à adresser (on parle d’adéquation produit / marché).

In fine, l’utilisation de la méthode lean aboutit bien souvent par un produit léger, ergonomique, dont le nombre limité de fonctions permettent de réaliser parfaitement une seule et unique mission.

Dans le contexte de l’article, il est possible que Phil Harrison évoque des startups de développement logiciel, dont le profil technique est proche de celui des studios de développement de jeu.

Toutefois il faut savoir ces deux entités sont différentes de nature car une startup n’est pas une société, mais la forme éphémère qui précède la création d’une société, et dont l’objectif est de trouver le business model (modèle d’affaires). Donc à moins de s’adresser à des studios qui souhaitent définir un modèle d’affaire, la forme startup n’est pas réellement adaptée.

Qu’est-ce qu’un produit ludique ?

Contrairement au produit innovant – et comme beaucoup de produits culturels – le produit ludique a pour vocation de divertir, de permettre aux gens de s’amuser de manière interactive. (Je simplifie).

En général, le produit ludique est utilisé de manière volontaire. Il propose aux joueurs d’atteindre un objectif en respectant des règles et de mettre à l’épreuve ses talents : réflexes, tactique, stratégie, psychologie – et j’en passe.

A priori, le produit ludique ne cherche pas à faciliter la vie du joueur en l’aidant à atteindre un objectif utile en résolvant un problème réel ; mais au contraire lui fait passer le temps en le mettant à l’épreuve pour atteindre un objectif futile – pour son plus grand plaisir !

Un produit ludique peut-il être innovant ?

Fort heureusement, oui !

En général, une innovation dans le monde du jeu se manifeste par une mécanique séminale qui génère une nouvelle expérience ludique attrayant et qui donne lieu à l’émergence d’un genre. Dans le jeu vidéo, il y a par exemple le jeu de stratégie temps-réel dit RTS (Starcraft), le jeu de tir à la première personne dit FPS (Doom), le porte-monstre-trésor dit Hack’n’Slash (Diablo)… Dans le jeu de société, il y a le jeu de rôle (Donjon & Dragons), le jeu de figurines (Warhammer 40k), le jeu de cartes à collectionner (Magic), etc.

Parfois l’émergence d’un nouveau genre ludique suscite aussi la création de nouveaux produits et de nouveaux modèle d’affaires – on peut alors parler d’innovation au sens large.

De même, l’innovation technologique ou d’usage peut susciter des innovations dans le domaine du jeu. Dans le cas du jeu vidéo : les processeurs graphiques, les moteurs physiques, les consoles portables, les téléphones mobiles et les réseaux sociaux… Dans le cas du jeu de société : l’impression à la demande, l’impression 3D

Un produit innovant peut-il être ludique ?

Je retourne la question pour l’exercice car depuis plusieurs années, une tendance appelée gamification (ludification) se répand dans le monde professionnel. L’idée de base est de rendre des activités plus intéressantes et engageantes en leur ajoutant une « couche » ludique. Ainsi certains site web ou application mobiles affichent des barres de progressions, des niveaux, offrent des récompenses, des achèvements, des badges, etc.

Je n’irai pas plus loin sur le sujet car il existe pour moi une réelle différence entre ajouter des éléments de motivation extrinsèque à une activité peu engageante, et identifier les bénéfices intrinsèques d’une activité et organiser de manière ludique sa réalisation. (Ce sera peut-être l’objet d’un prochain article).

Même si en tant que tels les produits innovants et les produits ludiques ont des finalités différentes, voire opposées ; la comparaison entre leur mode de développement révèle des similarités.

Voyons maintenant comment sont développés les produits innovants et les produits ludiques.

Du prototype au produit fini

La première similarité frappante concerne le processus même de création qui est de nature itérative. La méthode lean propose le processus suivant : build, mesure, learn (fabriquer, mesurer, apprendre) qui est très proche de celui du jeu : design, prototype, test.

Pour être plus précis, ce qui est fabriqué dans la méthode lean, c’est un produit minimal viable avec deux options différentes ; ce qui est mesuré c’est l’écart de réponse ou d’activité entre les utilisateurs des deux produits ; et ce qui est appris, c’est quelle option conduit de manière régulière au résultat attendu. L’apprentissage est alors considéré comme validé lorsque les statistiques comme l’activation, la promotion ou les revenus augmentent et que les mêmes causes produisent les mêmes effets.

Remarquez qu’il ne s’agit pas ici de conduire des entretiens avec les utilisateurs mais de mesurer l’activité réelle. Ce processus se réitère jusqu’à ce que l’adéquation problème / solution et l’adéquation produit / marché soit réalisée – ou bien que la startup change de direction (pivote) si une impasse est trouvée ou une opportunité plus séduisante se présente.

Test, test

Dans le cadre du jeu – que ce soit le jeu vidéo ou le jeu de société – la phase de test (aussi appelée playtest) est nécessaire. On considère deux tests différents. En premier ceux menés par le game designer pour s’assurer que la mécanique est robuste (exempte de défauts) et en adéquation avec la thématique. En second ceux menés par le game designer ou un tiers avec différents groupes de joueurs, pour s’assurer que les règles sont faciles à apprendre et que la dynamique de jeu est à la fois engageante et amusante pour le public visé. Ces tests sont très souvent réalisés avec des versions crues ou incomplètes du jeu, parfois en retirant volontairement une mécanique pour en étudier une autre.

Mais attention ! Si un produit innovant résoud un problème unique à l’aide de peu de fonctionnalités, un produit ludique est un système interactif et donc dynamique, qui peut s’emballer ou se bloquer dans certains cas particuliers !

Pour avoir pratiqué les deux, la difficulté à appliquer la méthode lean au développement de jeu vient de l’écart entre le temps nécessaire à la mesure et le nombre de participants au test. Une startup qui présente son produit sur le net peut espérer récolter sur quelques jours des données de nombreux d’utilisateurs, qui consacrent chacun quelques minutes au produit.

A l’inverse, un game designer doit avoir l’attention d’un groupe de testeurs pendant une à plusieurs heures afin pouvoir faire jouer et ensuite discuter avec chacun du déroulement de la partie. Le game designer doit avoir en tête les éléments qu’il souhaite tester avant de lancer la partie et prendre ses notes. De plus, l’échange qui suit la partie n’a pas pour objectif d’avoir l’avis des joueurs, mais de discuter avec eux de leurs choix et réactions durant la partie. C’est un processus essentiel, chronophage, qui demande préparation et savoir-faire.

Une question d’adéquation

L’autre similarité entre les deux processus concerne ses objectifs : la fameuse adéquation.

Dans le contexte du produit innovant, la startup cherche l’adéquation solution / problème (elle travaille sur le bon problème et détient la meilleure solution), et ensuite l’adéquation produit / marché (le segment de marché visé est le plus porteur et le produit a toutes les chances d’être préféré).

Dans le contexte du jeu, le game designer cherche l’adéquation thème / mécanique (les deux se renforcent mutuellement et ne paraissent pas collés l’un à l’autre) et l’éditeur l’adéquation jeu / public (les mécaniques et le thème sont attrayant pour la catégorie de joueurs visés : familial, occasionnel, régulier, cartistes, figurinistes, rôlistes…).

L’intéret de la méthode lean ici est d’être focalisé sur une typologie précise d’utilisateurs, auquelle elle associe des cas d’usage. Elle permet d’optimiser le produit à travers des métriques spécifiques, formalisées par Dave Mc Lure, et organisées en enfilade : Acquisition, Activation, Retention, Referral and Revenue (AARRR). Ces métriques sont particulièrement bien adaptées aux produits innovants accessibles via un site internet, dont l’activité peut être étudiée de manière statistique grâce à un large échantillon.

Bien que difficilement applicable au domaine du jeu, je m’autorise à penser qu’il existe une catégorie de développeurs de jeux qui en tire partie…

N’acceptez pas les friandises de la part d’inconnus

S’il est une catégorie de jeux qui a connu un développement fulgurant ces dernières années, c’est bien celui des jeux dits sociaux, qui se sont répandus sur Facebook, et aussi sur les téléphones portables.

Le plus connu (et sans doute le plus rentable) d’entre eux s’appelle Candy Crush Saga.

Ce jeu reprend la mécanique du match-3 ou il faut aligner (au moins) 3 éléments pour les faire disparaître. A priori rien de neuf sous le soleil, à ce détail près que certaines combinaisons permettent de créer de nouvelles friandises (bonbons rayés, bonbons sous plastique et boule colorée) qui ont un intérêt stratégique sur les niveaux les plus élevés – ce qui en fait un jeu intéressant, retors et addictif.

Là où la méthode lean entre à mon avis en jeu, c’est que le modèle économique est celui du micro-paiement. Au lieu d’être distribué une version de démonstration et demander au joueur d’ouvrir son porte-monnaie pour l’acquérir en entier, le jeu permet au nouveau joueur d’entrer directement dans la partie (Acquisition / Activation), de le retenir à travers plusieurs niveaux (Retention) en lui proposant des challenges différents comme l’obtention d’un score minimal, la collecte de fruits et noix, l’élimination de gélatine ou bien le jeu en temps limité. Enfin, lorsque le joueur n’a plus assez de vies ou bien atteint la fin d’un chapitre, il peut demander de l’aide à ses amis (Referral) ou bien payer monnaie sonnante et trébuchante quelques coups supplémentaires ou l’accès au niveau suivant (Revenue).

J’imagine qu’avec plusieurs millions de joueurs, l’analyse de l’activité de chacun à chaque étape du jeu permet d’optimiser le processus pour atteindre le pourcentage de revenus qui permet la rentabilité.

A son crédit, la mécanique de match-3 propre à Candy Crush Saga est suffisamment solide pour que l’équipe de développement puisse ajuster finement la difficulté de chaque tableau et l’ordre dans lesquels ils sont placés… Ce qui est très différent de la suggestion d’Harrison de tester différentes mécaniques, mais qui ressemble diablement à une secret sauce !

D’autres jeux en ligne profitent de l’analyse de l’activité des joueurs, qu’ils reposent sur le modèle de micro-paiements comme League of Legends, ou bien un mix avec le modèle classique comme Diablo III.

Garanti à toute épreuves ?

Ca serait trop beau.

Toutes les personnes qui développent des produits ludiques ou du produits innovants savent que le risque d’échec commercial est toujours présent. La méthode lean est un outil permettant de tester ses hypothèses à travers l’analyse d’activité, mais ne répond pas à toutes les questions, notamment l’intérêt du public pour une mécanique de jeu qui peut tenir à coeur l’équipe de développement.

Le game design peut-il apporter sa secret sauce au développement de produit innovant ?

J’ai la conviction que oui.

En effet, le basculement de l’activation à la rétention de l’utilisateur repose sur une première expérience réussie et fructueuse – ce qui peut se traduire par l’obtention de l’effet désiré dans l’utilisation simple du produit.

Les concepteurs de jeux sont très soucieux de la réussite de la première expérience de jeu car elle conditionne l’envie de rejouer et celle d’acheter le jeu. Ils savent identifier les points de frictions et leur travail consiste aussi à trouver des solutions élégantes qui respectent l’esprit du jeu.

Je pense aussi qu’il s’agit d’une évolution possible de la ludification d’une simple couche de jeu à la conception de l’expérience utilisateur avec une approche ludique. Aurons-nous demain des outils aussi engageants à utiliser que des jeux ?

Faut-il choisir entre lean et clean ?

Avec le recul, ce pense que ces deux attributs ne sont pas opposés mais associés. En effet, un produit innovant et un produit ludique ont souvent une qualité en commun : l’élégance dans la simplicité. Ces deux attributs sont difficiles à atteindre car le feature creep (la propention à l’ajout des fonctionnalités) menace les deux, et les designers doivent se faire violence pour retirer les moins essentiels à l’expérience utilisateur.

Le bénéfice de la méthode lean est de pouvoir déterminer quelles sont les fonctionnalités critiques et celles qui sont secondaires, pour ne conserver que les premières. C’est là où l’idée de produit minimal revêt tout son intéret pour le game design.

J’espère qu’à l’avenir de nouvelles passerelles s’ouvrent entre les deux domaines.

A propos du mouvement lean Si vous n’êtes pas familier de l’univers des startups, le mouvement lean, formalisé par Eris Ries dans son livre fondateur The Lean Startup, associe d’une part la démarche dite customer development (développement de client) décrite par Steve Blank dans son livre The Four Step To The Epiphany, et d’autre part les méthodes de production agiles inventées par Toyota et décrites par Jeffrey Liker dans son ouvrage The Toyota Way. La motivation principale de l’auteur est que les startups ne gâchent plus des ressources à développer un produit que personne ne veut, mais au contraire travaillent de manière légère et itérative à trouver le bon problème, le bon produit et le bon marché. Le mouvement lean, porté par son succès, évolue grâce à des personnalités comme Ash Maurya ou Sean Ellis, à qui l’ont doit le terme growthhacking (piratage de croissance).