Équilibre positionnel

Texte original « Positional Balance » écrit par Matt Pavlovich de GamesPrecipice.com
Traduit par Xavier Lardy et publié avec l’aimable autorisation des auteurs.

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Le dernier type d’équilibre que nous couvrirons est l’équilibre positionnel, qui est un peu différent de l’équilibre interne et de l’équilibre externe car il s’intéresse à la position relative des joueurs pendant la partie plutôt qu’à la valeur absolue de certaines options stratégiques ou des éléments du jeu. Unique en comparaison des autres catégories d’équilibre que nous avons évoquées, l’équilibre positionnel peut être soit prévu dans les mécanismes du jeu ou être entièrement psychologique.

L’équilibre positionnel est une notion relativement nouvelle dans le game design, et cherche à réduire les possibilités d’échappée du joueur de tête ainsi qu’à garder les joueurs engagés pendant toute la partie, même pour celui à l’arrière du groupe. Les principales missions de l’équilibrage positionnel sont d’adresser l’échappée du joueur de tête et d’implémenter de mécanismes de rattrapage.

Équilibre Positionnel : Le problème de l’Échappée du Joueur de Tête

Nous définirons l’échappée du joueur de tête comme un joueur qui s’établit à la première place, et par la simple vertu d’être le premier, est capable d’utiliser de manière permanente cet avantage pour rendre insurmontable le fait d’être rattrapé. Un exemple se trouve dans le jeu Les Colons de Catane, où avoir le plus de colonies permet au joueur d’avoir plus de ressources, ce qui en retour lui permet de construire plus de colonies.

Dans les mathématiques et la théorie du contrôle, cela s’appelle une boucle de rétroaction positive, et c’est associé à une croissance exponentielle. Quand un joueur de Poker gagne une main, il gagne des jetons, ce qui lui permet en retour de faire des paris plus importants et gagner plus de mains, ainsi le Poker est sujet aux joueurs en échappée.

Le problème des joueurs en échappée est que même si celui qui est devant passe un bon moment sur son chemin vers la victoire, tous les autres joueurs dans la partie sont prisonniers du chemin de la défaite. Le problème de l’échappée du joueur de tête crée une forme implicite d’élimination des joueurs : les joueurs qui traînent en performance ont été retirés de la lutte, mais n’ont pas la liberté de quitter la table. Plus il y a de joueurs dans la partie, plus l’effet empire car chaque joueur additionnel est une personne qui doit endurer une issue négative bien avant le résultat final.

Les échappées des joueurs de tête peuvent être évitées de différentes façons. La façon la plus simple de la prévenir est de concevoir un jeu où le score n’a aucune influence sur la capacité future du joueur à marquer des points. Un tel design est souvent plus facile à évoquer qu’à implémenter, car il requiert l’équilibrage fin du renforcement positif et négatif (qui, à l’inverse du renforcement positif, rend plus difficile le marquage de points une fois que vous avez déjà réalisé un score).

Équilibre Positionnel : Neutralité du Renforcement

Les jeux ayant le plus de succès avec le renforcement neutre sont ceux dans lesquels seules les stratégies à court-terme sont possibles. Le Scrabble est un bon exemple : si vous avez réalisé un mot de sept lettres d’une valeur de 80 points, vous avez autant de chances de tirer une main de six « I » et un « V » à la fin de votre tour. Et bien que les joueurs de jeux de stratégie tendent à éviter les jeux légers américains, ils sont un exemple parfait de renforcement neutre. Le score du dernier tour de Taboo, par exemple, est complètement indépendant du score des tours précédents. (Les mathématiques peuvent être rapidement complexes, mais un jeu comme Taboo peut être qualifié de Markovien)

Équilibre Positionnel : Mécanismes de Rattrapage

Alternativement, un jeu peut installer des mécanismes de rattrapage pour prévenir activement les joueurs de saisir une avance trop importante. Le jeu Power Grid est le jeu le plus communément cité avec des mécanismes de rattrapage significatifs :

  • Propulser le perdant : Dans Power Grid, le joueur qui est le plus loin de la victoire a l’opportunité d’acheter des ressources à moindre coût, alors que le joueur actuellement en tête doit attendre pour acheter des ressources jusqu’à ce qu’elles deviennent plus chères.
  • Freiner le joueur en tête : En plus, Power Grid utilise un principe de paiement par rendements décroissants, de telle manière qu’un joueur qui fournit de l’énergie à quatre villes doit payer plus qu’un autre joueur qui fournit de l’énergie à deux villes. Mais un joueur qui fournit de l’énergie à six villes ne paie pas plus que le joueur qui en fournit à quatre.

Ainsi, le jeu Power Grid contient des mécanismes conçus pour assurer que la séparation entre le reste des joueurs ne grandisse jamais trop en retenant le premier et en poussant vers avant celui à la traîne.

L’idée d’équilibre positionnel, d’échappée du joueur de tête et de mécanismes de rattrapage peut être illustré visuellement :

Equilibre positionnel

L’équilibre positionnel n’a pas à être mécanique. Dans les jeux avec beaucoup d’interaction entre les joueurs, comme ceux qui utilisent le contrôle de territoire ou les mécanismes d’enchères, les joueurs ont tendance à se rassembler contre celui qui est en tête. Un joueur peut sans retenue attaquer le joueur en tête dans les jeux Small World, Munchkin ou King of Tokyo, refuser un marché dans le jeu Bohnanza ou rendre l’achèvement d’une cité impossible dans le jeu Carcassonne.

Le jeu Les Colons de Catane a un fort composant d’équilibrage positionnel psychologique, où les joueurs peuvent refuser des échanges, freiner à l’aide du Voleur, et construire des routes sous-optimales, tout cela pour éviter à une personne de gagner une fois qu’elle s’approche de la condition des 10 points de victoire. Parce que Les Colons de Catane est sujet à une telle « régulation interne », le scénario de l’échappée du joueur de tête qui pourrait être possible n’apparaît pas aussi souvent qu’il devrait sur la base des mécanismes seuls.

Le jeu Risk est un bon exemple d’un jeu avec des mécanismes qui peuvent provoquer une échappée du joueur de tête – plus de territoires vous procurent plus d’armées, qui en retour vous permettent d’attaquer plus de territoires – mais avec un style d’équilibre positionnel plus « psychologique ».

  • Frapper le joueur en tête : Une partie de Risk avec peu de joueurs tend à stagner une fois que seuls trois joueurs restent, car les deux plus faibles empires vont toujours temporairement s’allier pour attaquer le plus puissant, et l’alliance va tourner une fois que l’un des deux aura trop de pouvoir pour lui-même.

Les jeux dont l’objectif principal est de frapper sur le joueur en tête ne sont pas très amusants, et ne fonctionnent pas comme des jeux s’ils incitent un jeu sous-optimal à tel point que rester second est toujours un meilleur choix stratégique que prendre la tête. Si un joueur prend la tête trop rapidement grâce à un jeu brillant, ou de la chance pure, cela pourrait rester une avantage durant toute la partie. Mais chacun des autres joueurs devrait avoir la possibilité de remonter – tant qu’ils jouent brillamment eux-même, ou si la chance initiale du joueur en tête s’épuise.

Ainsi un jeu est équilibré en terme de position si une prise de tête permet de conserver un avantage mais ne résulte pas dans une victoire à coup sûr. Pourquoi est-ce que l’équilibre positionnel est important ? Il conserve le joueur engagé en ne transformant pas la fin de partie en une conclusion déjà anticipée en milieu de partie, ou en couronnant un joueur avant qu’il ait réellement gagné. Il garde les scores proches, ce qui donne à tous les joueurs la sensation (réelle ou illusoire) d’être compétitifs. Et il récompense le jeu compétent à tous les instants du jeu plutôt que prioriser les stratégies qui ont été couronnée de succès au départ.

Comme toute les types d’équilibre, maintenir un équilibre positionnel est critique pour offrir aux joueurs un défi véritable au lieu d’un victoire écrasante ou une bataille difficile et sans espoir. Le gagnant éventuel s’amusera plus s’il se sent puissant de temps à autre au lieu de naviguer vers une victoire facile, comme n’importe qui d’autre aura plus de plaisir s’il se sent suffisamment compétitif à travers le jeu.

Implémentation de l’équilibre positionnel

Le jeu Mario Kart est connu pour son équilibre positionnel agressif. L’issue d’une course n’est souvent pas déterminée avant les dernières secondes. Bien qu’il ne soit pas exactement un jeu de stratégie, Mario Kart utilise beaucoup de mécanismes d’équilibrage positionnel relevant de la conception de jeux de stratégie.

 

Retour élastique : Vous ne pouvez pas déloger Wario de la seconde place quelle que soit la façon dont vous conduisez ou le nombre de champignons que vous utilisez. Les bananes le freinent à peine. Et après que vous l’ayez éjecté de la course, il sera de nouveau derrière vous quelques secondes après. En replaçant activement les joueurs dans des positions plus favorables quelles que soient leurs erreurs passées, est connu (de manière dérisoire) comme utiliser un retour élastique (rubberbanding), et c’est très populaire dans les jeux de course. Mais cela ne fonctionne pas pour les jeux de stratégie car cela implique que l’issue du jeu est décidée par une force externe plutôt qu’un jeu optimal.

Freiner le joueur en tête : Quand vous êtes en première ou seconde place, vous recevez des objets qui sont moins utiles que si vous étiez en queue de peloton. Vous devez être plus tactique dans la façon dont vous utilisez les objets ainsi que mieux évaluer quelque chose d’à-moitié décent qui vous tombe entre les mains. Freiner le joueur en tête fonctionne dans les jeux de stratégie aussi longtemps que le joueur en tête ne se sent pas incapable de jouer au jeu ; donner au joueur en tête des ressources pauvres ou onéreuses est correct, mais ne lui donner aucune ressource ne l’est pas.

Propulser le perdant : Bullet Bill, de même que le champignon magique et l’étoile d’invincibilité, sont des grands mécanismes de rattrapage (catch-up mechanisms). Ils sont donnés aux joueurs qui sont réellement à l’arrière, que ce soit dû à une conduire désastreuse ou des circonstances infortunes. Tous ces éléments bénéficient aux mauvais joueurs en les ramenant dans la partie en dépit de leurs faiblesses mais ne détermine pas l’issue du jeu sur le moment. Avec le temps, les joueurs moins compétents perdront de l’avance quoi qu’il arrive, mais Bullet Bill leur fournit au moins un moment pour briller. Un joueur compétent se voir offrir une seconde chance de jouer à un niveau élevé, malgré les circonstances infortunes comme le fait d’être la cible des adversaires ou d’avoir de la malchance en série. Les mécanismes de propulsion du perdant sont peut-être le moyen le plus juste d’implémenter l’équilibre positionnel dans un jeu de stratégie, aussi longtemps qu’il ne devient pas un mécanisme pour catapulter un joueur devant le joueur en tête.

Propulser le perdant tel que nous l’avons défini n’est pas exactement la même chose que le retour élastique. La distinction est qu’un mécanisme de propulsion du perdant aide les joueurs très en retard à revenir à la partie, il ne les place pas automatiquement en tête. La compétence du joueur est de nouveau un facteur déterminant une fois que le terrain de jeu a été mis à niveau.

Frapper le joueur en tête : Par contraste, la coquille bleue est un mécanisme d’équilibrage positionnel pauvre. Il punit un jeu compétent, et selon le timing, la coquille peut présenter des situation d’élection de roi (kingmaking), particulièrement au dernier tour. Pire, il apporte peu de bénéfices au joueurs qui l’utilisent, car il ne peut pas gagner de toute façon. La leçon ici pour les designers de jeux de stratégie est que les mécanismes d’équilibrage positionnels devraient aider le joueur à la dernière place plutôt que faire du tord au joueur à la première place.

Équilibre Positionnel – Mécanismes Alternatifs

Au delà des méthodes directes pour implémenter l’équilibre positionnel, il y a plusieurs méthodes pour approcher l’équilibrage positionnel qui implique le score, les conditions de victoire ou la régression forcée. D’autres exemples de mécanismes qui promeuvent l’équilibre positionnel incluent :

Le score obscur

  • Score caché : le marquage de points dans certains jeux peut être masqué si personne ne peut déterminer qui est actuellement en tête et tout le monde se sent impliqué. La monnaie n’est pas une information publique dans les jeux comme Power Grid et Hotel Samoa, ainsi il n’est pas immédiatement évident pour tout le monde autour de la table sur qui est en train de gagner.
  • Les objectifs secrets qui sont marqués en fin de partie : Dans le jeu Metropolys des objectifs secrets sont distribués aux joueurs, qui fournissent des bonus en fin de partie si les objectifs sont atteints. Le jeu Carrière permet aux joueurs de choisir leur propre condition de victoire secrète avant que la partie démarre. Les joueurs ne peuvent estimer leur position relative car ils n’ont qu’une vague estimation de leur position actuelle.
  • Score ambigu : Dans le jeu Les Aventuriers du Rail, les joueurs peuvent marquer des points en collectant des cartes de trajet. Les cartes de trajet sont comptabilisées à la fin de la partie, mais elles peuvent apporter ou retrancher des points selon qu’elles ont été ou non complétées par les joueurs. Même si un joueur a un nombre significatif de carte de trajet, certaines de cartes peuvent fournir peu de points voir même retirer des points du total.

Aspects positifs :

  • Méthode simple pour conserver chaque joueur engagé car ils attendent la fin du jeu pour mesurer leur performance.
  • Permet d’éviter que les joueurs tentent de frapper le joueur en tête car son identité est un mystère.

Aspects négatifs :

  • Peut présenter un élément de mémorisation non intentionnel dans des jeux tels que Small World qui inclus un score caché mais qui peut être tracé.
  • C’est un simple pansement ; si un problème potentiel d’échappée du joueur de tête est présent, cela le masquera mais ne le résoudra pas.

Régression de performance

  • Taxe de Luxe : De nombreux jeux rendent le fait de contrôler plus de territoires, d’engager plus d’ouvriers ou de posséder plus de cartes de plus en plus onéreux comme un moyen de freiner le joueur en tête. Dans les jeux Suburbia et Belfort, plus le joueur est avancé sur la piste de score, plus élevés sont ses taxes et son entretien. Dans le jeu Agricola, plus grande est votre famille, plus d’actions vous pouvez entreprendre, mais il faudra fournir plus de nourriture à la fin de l’année. Ce mécanisme est similaire à la limite de salaire ou de partage de revenus dans le sport professionnel, ce qui évite qu’une équipe puisse dominer constamment la compétition en dépensant plus que tous les autres.
  • Réduction de l’efficacité : Dans le jeu Dominion, les joueurs ajoutent des cartes à leur paquet et ensuite les piochent successivement au fur et à mesure qu’il devient plus puissant et plus efficace. Pour gagner la partie, les joueurs doivent acheter des cartes Victoire, qui lorsqu’elles sont ajoutées au paquet du joueur, fournissent des points pour le score final, mais n’apportent pas de bénéfices pour le jeu lui-même. En ajoutant des cartes Victoire un joueur augmentera sa capacité à gagner au détriment de l’efficacité de son paquet.
  • Inflation de ressources : Un autre élément du jeu Risk est la capacité à transformer une série de cartes pour des armées supplémentaires. Chaque série additionnelle de cartes augmente le nombre d’armées lorsqu’elle est jouée. De fait, le bonus pour jouer une série de cartes peut être plus puissant que les armées actuellement sur le plateau.

Aspect positifs :

  • Fournit une décision intéressante pour les joueurs. Dans le jeu Dominion les joueurs décident souvent quand passer de l’accumulation de cartes puissantes à l’acquisition de cartes Victoire et ainsi déclencher la fin de partie. Dans le jeu Risk, les joueurs peuvent différer le moment de convertir une série de cartes dans l’espoir d’en augmenter la valeur à l’avenir.

Aspects négatifs :

  • Un élément de rythme entre en jeu qui peut modifier la durée souhaitée de la partie. L’inflation de ressources dans le jeu Risk introduit la conclusion inévitable d’un jeu de domination globale. Dans le Risk, c’est en général une bonne chose car cela permet de mettre un terme à une partie trop longue. Toutefois, si les joueurs sont découragés d’être en tête (comme c’est le cas dans Power Grid), le déroulement et le rythme de la partie peut devenir un problème et le sur-place peut devenir une tactique légitime.

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